Un monde dont j’arpente les limites
Pourquoi une œuvre picturale nous touche-t-elle ? Peut-être avant tout, parce qu’elle nous renvoie à un univers personnel. Et d’abord, celui de l’enfance. De très nombreuses peintures monochromes de Yann Queffélec suscitent cet écho, dans leur évocation si particulière du littoral breton, quand, sous un ciel gris, la terre et la mer semblent se confondre. Une évidence pour ceux qui son nés non loin de la mer mais, aussi, pour tous ceux qui arpentent avec ferveur nos sentiers côtiers.
Sur ses peintures, dominent le gris, le blanc et le noir. Le noir, parce qu’il y a les taches noires du goémon sur le sable. Cette laisse de mer qui, de ci de là, ponctue les estrans, et qui, sous le pinceau de l’artiste, devient une vraie balise conduisant notre regard vers le large. Le noir encore, parce que les rochers affleurent au loin, énigmatiques formes boursouflées, à moins qu’il ne s’agisse d’îlots à fleur d’eau, comme ceux de l’archipel des Glénan que l’artiste a fréquenté assidûment. Le gris parce qu’il est à l’image de nos cieux, ceux de miz du et miz kerzu, comme ceux de février. A l’image aussi du gris des sables sur les grèves et dans les anses les plus reculées.
Et pourtant « tout va vers le blanc, même le noir, de gris en gris » écrit Henry Le Bal accompagnant de ses textes les peintures de Yann Queffélec dans « L’île nue », leur livre à deux mains publié aux éditions Palantines en 2011. C’est là, en effet, le miracle des peintures de l’artiste. « L’eau, la lumière, quelques lignes. La force, c’est la simplicité ». Voilà comment l’artiste définit lui-même son travail sur les rivages
Quelques lignes, en effet. Yann Queffélec travaille dans l’épure, au point que les taches noires d’acrylique qu’il pose sur la toile en arrivent à évoquer la calligraphie chinoise. De cette nature brute, pas de traces de pas sur le sable, pas de présence humaine, il capte les messages ou les signes qu’elle nous adresse, dans cette sensibilité à l’infiniment petit au cœur de l’infiniment grand. Ce qui nous conduit à l’esprit du haïku japonais -montrer le moins pour exprimer le plus- mais aussi à ce sentiment très breton d’être partie d’un tout, d’avoir le cosmos comme vraie patrie. A ce titre, on peut parler de vraie démarche géopoétique, en quête de signes que nous apportent les « figures du dehors » pour reprendre l’expression de Kenneth White. Signes sur le sable. Signes dans le ciel.
Mais, s’arrêter à cet aspect de l’œuvre peinte de Yann Queffélec, ce serait faire l’impasse sur ce qui constitue en réalité la démarche profonde d’un artiste toujours à la limite du figuratif et du non figuratif, même quand il peint les rivages. Et qui, dans ses derniers travaux, s’oriente de plus en plus vers l’abstraction.
Utiliser le mot paysage, explique-t-il, c’est « mettre un terme sur ce qui désigne un espace de profondeur, une perspective de profondeur ». Si le mot « rivage » est un titre récurrent de ses toiles, c’est pour manifester une présence au bord de l’océan et, en définitive « au bord de la toile, au bord du monde connu, visible. Le tableau est comme une île cernée par l’inconnu, affirme-t-il. Il s’agit de franchir ces limites du monde connu. Que voit-on au-delà, dans le vide ? ».
On est donc bien loin d’une approche élémentaire, décorative et purement esthétique, de la nature. Celle-ci est d’abord matière à interrogation. Dans ce monde dont il « arpente les limites », Yann Queffélec pose la question, très métaphysique, de l’inconnu qui nous entoure. « L’abstraction, dit-il, est l’exploration de ce monde inconnu où on est désorienté ». C’est ainsi que l’on voit des lignes noires ou des surfaces géométriques dominer dans ses récents tableaux. Le peintre, creusant l’énigme, joue avec leur épaisseur, leur verticalité et leur horizontalité. Il parle de « clefs », de « pyramides », « d’interférence », de « traversées »,…
Ce qui n’empêche pas l’émotion d’affleurer, car « ce que l’on voit tous les jours, nous pénètre, rentre en nous et agit », continue-t-il d’affirmer. On ne vit pas impunément, en effet, sous le ciel de Cornouaille. Et l’artiste n’hésite pas à inverser allègrement les perspectives : « La nature, parfois, imite ce que je peins ».
Pierre Tanguy, écrivain.