Le vague à l'âme

En août 2009, je décide de visiter le château de Keriolet, une folie gothique et plutôt kitsch édifiée près de Concarneau, dans le Finistère, par une princesse russe. Visite motivée par l’exposition d’un peintre que je ne connais pas. Je traverse les pièces du rez-de-chaussée puis accède au sous-sol. Et là, dans les caves voûtées, un peu sombres, l’illumination (du lieu ou de mon esprit ?) causée par la forte présence des toiles de Yann Queffélec. Au milieu de ces vieilles pierres, tout n’est que lumière, délicatesse ; le minéral disparaît derrière le large, l’élément liquide que l’on ressent dans son corps à la vue des peintures. Complètement subjuguée, je demande à l’organisatrice de cette exposition de rencontrer l’artiste, ce qui est organisé dès le lendemain. En effet, deux mois auparavant j’ai ouvert une galerie d’art à Paris et je veux proposer une exposition à cet artiste prometteur.

Les choses mettent quelques mois à se mettre en place mais nous faisons un bout de chemin ensemble.

Peut-être nos chemins étaient-ils liés depuis longtemps ?Je comprends que la sérigraphie représentant une chouette au clair de lune – datée de 1995 – accrochée depuis tant d’années au mur de ma salle de bains est de lui et non d’un homonyme; il en a d’ailleurs été ému en la revoyant lors d’un séjour à Paris pour son exposition personnelle dans ma galerie. Cela le ramenait à une autre période de sa vie, bien avant ces 23 jours d’hiver passés sur une des îles de l’Archipel des Glénan qui marquèrent un tournant dans sa peinture. Comme il me l’avait expliqué, après ce séjour hivernal sur les Glénan, il n’éprouvait plus d’attrait pour la couleur. Il travaillait sur papier parce que ce support permettait au pinceau de glisser, ce que la toile classique avec son tissage, ses aspérités, rend impossible. Mais il désirait trouver un moyen de revenir à la toile. Enfin, il trouva une toile très lisse fabriquée en Belgique et ce fut l’explosion. Et mis à part le prix élevé de cette toile, ce fut l’économie de moyens : seul un tube de noir était nécessaire ; le reste, c’était le blanc de la toile et l’eau pour diluer ce noir en une quantité innombrable de gris, sans oublier la maîtrise qu’il faut avoir pour pouvoir travailler sans repentir possible. L’eau était à la fois ce qu’il peignait et le matériau qu’il utilisait pour peindre.

Ce qui frappe surtout dans toutes ses toiles, qu’elles soient à dominante blanche ou noire, c’est la lumière qu’elles dégagent. Pour moi, c’est la lumière de la Bretagne. Ou avec les mots de l’artiste: « Le lever du jour est lumineux, éblouissant. Peu après, la lumière baisse ; elle peine à revenir jusqu’au zénith. De même, au crépuscule, quand l’astre plonge sous l’horizon, le ciel s’assombrit. Puis quand la sphère lumineuse a disparu, après quelques instants, le ciel s’illumine, s’éclaircit. On dirait qu’il va faire à nouveau jour. »

Devant ses œuvres, on se demande si ce n’est pas un effet magique, si cette lumière ne vient pas de l’au-delà. Ses œuvres poussent à la méditation, à la spiritualité. Elles emportent le spectateur au loin et, en même temps, le ramènent vers lui-même, comme une vague bienveillante.

Lors d’une visite dans son atelier, mon regard avait été attiré par un petit tableau rose et rouge. Il m’avait dit avoir utilisé le reste d’un tube de rouge plutôt que de le jeter. Une autre porte artistique était encore ouverte. Peut-être serait-il un jour revenu à la couleur ?

Chaque fois que je me promène le long de la côte bretonne, surtout pendant l’hiver, je vois des fragments des tableaux de Yann Queffélec, la dentelle de l’écume avec toute sa transparence qu’il peignait si bien, les algues séchées sur les plages désertes, tout me rappelle ses tableaux… mais aussi sa disparition si brutale. Et je vérifie toujours que le jour semble revenir aux premiers instants de la nuit tombée.

Evelyne Héno, ex-Galeriste d’Art, Paris. 2019