« Interférence ». Entretien entre l’artiste et M. Johns - 2013.
Lorsque je rends visite à Yann Queffélec dans son atelier, il est occupé à photographier ses toiles en vue de la préparation de sa prochaine exposition.
Pour cela il découvre deux toiles de grand format qu’il a cachées depuis un certain temps derrière une autre toile plus grande encore. Il a cette habitude de « cacher ses toiles » dans l’atelier plus petit de sa maison, ceci afin de les protéger. Celles-ci, pourtant, il ne désirait plus les voir. Il s’agit de deux peintures abstraites, très sombres, où demeure encore un peu de toile nue. J’ai déjà vu quelques toiles abstraites de l’artiste dont on pense, mis à part quelques initiés curieux, qu’il ne peint que du figuratif. Mais de ceci, je parlerai plus tard.
Il m’a avoué il y a quelques mois, qu’il ne faisait guère de différence entre abstraction et figuration jusqu’à un certain stade de la toile peinte. Ces deux toiles sont différentes. Ces toiles sont disposées face à face et, et au moment où il retourne la première, j’ai pu lire une inscription sur le châssis : « interférence ».
Il porte la première au mur, l’y accroche et reste un long moment à la regarder. Puis il la décroche et dispose à sa place la seconde. Visiblement les deux toiles ont été faites simultanément. Je sais son plaisir depuis son installation dans ce nouvel atelier plus vaste, de pouvoir commencer plusieurs toiles simultanément : figuratives, abstraites, blanches, sombres, en délaisser certaines un moment puis y revenir. « Je ne comprends pas, me dit-il, ces deux toiles je pensais vraiment les détruire. Elles ne sont finalement pas si mal, celle-ci n’est pas terminée, mais l’autre oui. Il faudra peut-être que je les vernisse ». Je lui dis pour ma part qu’elles sont impressionnantes et lui demande s’il compte les exposer prochainement. Il ne sait pas. Quand je lui demande encore pourquoi ce titre « interférence » ? Il me regarde puis se détourne.
Il m’avoue ensuite avoir déjà pensé que lorsque la question lui serait posée, il y répondrait par une question : « Comment dans une toile abstraite la vie arrive-t-elle à se glisser, voire à interférer de façon si soudaine ? De la façon la plus brutale qui soit ? L’histoire de ces toiles, ajoute-t-il, me fait penser à la peinture et aux propos de Sean Scully, peintre abstrait américano-irlandais. Je les ai trouvés étranges au moment ou je les ai entendus, ce parti pris notamment. Mais plus maintenant ».
Je me souviens d’une phrase de Sean Scully, disant « qu’il faut lier l’abstraction à sa vie de la même façon que Rothko est parvenu à le faire ». Dans ses échanges avec moi, Yann Queffélec m’a toujours fait part de sa réticence, voire de son dédain envers les artistes qui pensent devoir mettre leur vie, leurs émotions, et leur vision du monde dans leur peinture. « Quoi qu’il en soit, m’a-t-il dit, c’est la peinture qui décide, et notre vie, nos émotions finissent toujours par pénétrer la toile. On n’y peut rien. Même en faisant tout notre possible pour refuser cet état ». Sans doute est-ce la raison pour laquelle aujourd’hui il se demande s’il doit exposer ces toiles.
Les toiles abstraites ou figuratives de Yann Queffélec sont le résultat d’un travail très structuré, presque mécanique, obsessionnel. Nous y trouvons pourtant tous de l’émotion. Cela le gêne-t-il ? C’est possible, tout au moins, il s’en étonne. « Il y a des morceaux de crâne dans ces toiles, ajoute t-il, des morceaux de crâne que vous ne pouvez pas voir, et c’est la mort, la mort qui est entrée. Là. C’est pour cela que j’ai retourné les toiles, pour ne plus les voir, car tandis que je les peignais, un ami peintre est décédé, et, je ne sais pour quelle raison, j’ai cru un certain temps qu’il s’était donné la mort. Cela a été démenti par la suite, mais on ne sait jamais. Ses dernières peintures représentaient des crânes ».
Un long silence s’est installé entre nous, dans le vaste atelier. Puis il s’est retourné vers moi et a ajouté avec un sourire: « Aujourd’hui je crois que je ne vois plus la mort dans ces toiles, c’est cela qui a dû changer, enfin… je crois ».
« Enfin… je crois » est une formule que l’artiste utilise souvent. Elle est pour lui, je pense, comme une porte entrouverte, comme si ses pensées, ses croyances, ne devaient jamais être définitives, s’interdire le point final.